Le management générationnel de A à Z Considérations sur le management générationnelle
Vous avez aimé la lutte des classes, vous allez adorer le clash des générations ! « X », « Y », « Z », les générations se succèdent et ne se ressemblent pas. C’est en tout cas, l’idée que véhiculent ces lettres de l’alphabet qui ont défrayé la chronique et inspiré les gourous du management. Afin d’accompagner les entreprises dans leurs transformations sans fin, les hautes sphères du Conseil se sont systématiquement emparées de ces notions, et leurs armées de consultants ont chuchoté aux oreilles des décideurs de tout acabit pour les prémunir des clash intergénérationnels successivement annoncés. Dans un livre paru en 2012, Didier Pitelet prétendait ainsi que tous les fondamentaux du management allaient être remis en question par la génération émergente. Pourtant, cette approche générationnelle du management apparait nettement sur-coté à la vue de tout ce qui fait et défait la personnalité, les besoins et les aspirations des salariés. Car la réalité des faits prouve au contraire que le lien intergénérationnel se renforce, comme en témoigne les travaux de Serge Guérin et Pierre-Henri Tavoillot qui offrent enfin un regard positif sur le sujet.
Un découpage arbitraire
Il suffit de parcourir quelques articles, de visionner quelques vidéos ou même d’assister à quelques conférences pour se rendre compte de la dimension arbitraire du découpage générationnel. Et pour preuve, chacun semble avoir ses propres délimitations et les critères qui servent à les établir sont eux-mêmes flous. Certains mettent l’accent sur le contexte économique et politique, d’autres sur les évolutions technologiques ou bien les références culturelles partagées et pour certains, les événements du 11 septembre 2001 permettraient à eux seuls d’envisager une nouvelle fracture générationnelle. D’après le sociologue Karl Mannheim tout se résume à « un lieu générationnel », c’est à dire au partage d’une expérience collective par tous les membres d’une génération. Mais au-delà du bornage arbitraire nécessairement induit par l’usage de dates fixes, le lieu de naissance joue lui aussi un rôle prépondérant. Cela devrait d’ailleurs suffire à mettre un coup d’arrêt aux extrapolations de théorie souvent développées pour catégoriser des générations qui ont vu le jour et grandies aux États-Unis.
Une négativité ambiante
En matière de générations, la seule constante semble être la part de mépris qu’elles inspirent. La génération silencieuse née entre la grande dépression et la seconde guerre mondiale, est réputée fataliste, conventionnelle, et disposerait d’un sens moral aléatoire. Les baby-boomers seraient « idéalistes et égocentriques », et perçus comme responsables de la crise vécue par les générations suivantes avec lesquelles ils seraient en conflit permanent. La génération X, renommée « bof générations » d’après le film Bof… Anatomie d’un livreur sorti en 1971 qui défend le droit à la paresse, est une génération de « désabusés » qui souffriraient d’une perte de sens, et serait politiquement démissionnaires, le « no futur » du Punk Rock par excellence. Quant aux Y, ils seraient irrévérencieux, réfractaires, rétifs à l’autorité, inadaptés à la hiérarchie, et manqueraient de loyauté, au point d’être prêts à quitter leur entreprise à la moindre insatisfaction. Leurs clones hypertrophiés, les « Z », sont d’ailleurs vus comme une génération d’impatients, déconcentrés car accros aux réseaux sociaux qui n’arriveraient plus à trouver leur place en entreprise. Heureusement, certains chercheurs récusent cette approche simpliste et morbide à l’image de Claudine Attias-Donfut qui soulignent l’importance des solidarités et la richesse des échanges entre générations. Elle montre ainsi que la plupart des disparités s’exercent d’abord au sein des générations elles-mêmes.
Des dynamiques contraires
À y regarder de plus près, on peut dénicher assez facilement des logiques contraires qui polarisent ce qu’une génération pense et désire. Pour exemple, la jeune génération dont on dit souvent qu’elle privilégie la quête de sens au travail au salaire, se heurte à l’augmentation du coût des études supérieures. Et pour cause, la tendance des prêts-étudiants exerce d’emblée une pression financière sur une partie des nouveaux entrants. De la même manière, l’exigence d’épanouissement au travail – « faire ce qui me plait, ce pour quoi je suis doué, passionné » – est une exigence parfois revue à la baisse au contact de la réalité du marché de l’emploi et de sa précarité. Ce luxe peut d’ailleurs paraître déconnecté des réalités précaires de toute une frange de ces classes d’âge qui ne sont pas exemptes de déterminismes sociaux. Enfin, certaines tendances annoncées comme symptomatiques d’une génération ne sont pas nouvelles. Le secteur de l’économie sociale et solidaire par exemple, qui est décrite par beaucoup comme un phénomène émergent, existe depuis 150 ans et a commencé avec l’auto-organisation des travailleurs industriels (coopératives, comptoirs alimentaires, crédits coopératifs, etc.).
L’exemple des nouvelles technologies
On retrouve dans la plupart des contenus traitant du sujet une exagération des traits et le rapport à la technologie en constitue un excellent exemple. La génération Z serait composée de personnes qui sont décrites comme greffées de naissance, tantôt avec une souris d’ordinateur ou un smartphone : véritable « TGV cérébral allant de l’oeil au pouce ». On parle de bombe à retardement pour l’entreprise qu’il faudrait désamorcer, de « mutants » nourris à l’iPad et à Netflix, venus détruire le cadre managérial classique. Mais tout ce qui est récent n’est pas nouveau, et tout ce qui est nouveau n’est pas « jeune ». Ces représentations reposent bien souvent sur une confusion de ces deux termes. S’il existe un lien entre les deux sur le temps court : celui de l’engouement pour les nouvelles pratiques, ce lien se détend très rapidement en laissant apparaître qu’il relève d’une population qui partage bien moins une catégorie d’âge qu’une catégorie socioprofessionnelle et socio-culturelle. Concernant la « prétendue fracture digitale », les études montrent d’ailleurs que les plus âgés se sont spectaculairement adaptés à la révolution technologique, bien que les usages diffèrent.
Une prophétie auto-réalisatrice
Cette représentation générationnelle exagérée irrigue les entreprises et les médias qui s’en font les relais auprès du public. Cela aboutit à une injonction à être et à se déclarer toujours plus en adéquation avec des stéréotypes. Une grande partie les intègre ainsi dans ses pratiques, mais surtout dans son discours. Il est d’ailleurs effarant de voir à quel point l’injonction à aimer son travail a été intériorisée : la quasi-totalité des jeunes cadres disent aimer, voir adorer leur travail, alors que le turn over du secteur tertiaire est au plus haut. Il existe donc une incitation à l’homogénéisation des pratiques, avec pour origine une tentative de définition des générations comme vecteur de leur intégration dans l’entreprise. Il est donc risible d’entendre les consultants multipliés la création de concepts tels que celui de « génération C » pour « Communication, Collaboration, Connexion et Créativité ». Quelle chance que tous ces mots commencent par la même lettre… Cette approche réductrice prend le risque de plaquer une grille de lecture fausse sur une réalité hautement plus complexe. Un bon management nécessite une approche à la fois englobante et spécifique, voir personnalisée. Attention à ne pas soi-même transformer la probabilité en norme.
En définitive, les générations ne seraient-elles pas de simples mythes ? Alors que nos grands récits religieux et idéologiques se sont effondrés, ne serions-nous pas en train de cultiver de nouvelles narrations afin de continuer à avancer en matérialisant la marche du temps ? Une chose est sûr, le fait que les pratiques et modes de vie des « jeunes » laissent les adultes bouche bée ne date pas d’hier.
« Les jeunes d’aujourd’hui aiment le confort, l’argent et la paresse par-dessus le marché. Ils ne veulent plus se marier ou, s’ils sont mariés, élever une famille. C’est tout au plus s’ils consentent à avoir un ou deux enfants, afin de mieux savourer le moment présent. » Polybe, vers 200-120 av. J.C.