La hiérarchie à l’épreuve du Management « Friendly ».
Considérations sur l’évolution des rapports hiérarchiques
Qui dit patron, dit hiérarchie, mais rassurez-vous, on ne vous fera pas l’affront d’une énième référence cinématographique aux Modern Times du moustachu muet le plus cité de l’histoire du web. Plus contemporain, on s’est arrêté sur le groupe Stupeflip qui a dédié l’un de ses morceaux au sujet : À bas la hiérarchie.https://youtube.com/embed/7bq8Yu_E9qw
Les paroles de cette chanson qui totalise 3 millions de vues sur YouTube, rappellent les rapports compliqués que la plupart d’entre nous entretiennent avec la hiérarchie. Elles sont d’ailleurs assez représentatives de ce que le terme évoque dans l’imaginaire collectif : un rapport compliqué et souvent source de stress. Or, si un manager fraternise au contraire avec ses équipes au point de tisser des amitiés, la plupart des professionnels du management condamneront sa conduite. Pourquoi ? Le monde n’en serait-il pas meilleur ? Le pote serait-il pire que le manager ? On se doute que si les consultants et formateurs déconseillent ce type de lien au travail, c’est parce qu’il peut aisément apparaître contre-productif pour l’entreprise ; mais l’accent devrait aussi être mis sur le fait qu’en condamnant cette pratique, ce sont les salariés que l’on protège parfois d’un mauvais tour. Entre oppression et laxisme, il existe un large champ des possibles pour inventer et construire des rapports au travail sains pour tous.
Le manager-copain
On retrouve ce profil aussi bien dans les grandes entreprises aux hiérarchies fantômes, que dans les boites dites « à taille humaine » – expression à succès popularisée par les offres d’emploi. Dans les premières, il est fréquent qu’un salarié rende compte à un n+2 situé dans un autre bâtiment qui doit lui-même se référer à son n+3 résidant dans un autre pays. Cet éloignement est ainsi souvent à l’origine d’un sentiment d’abandon corollaire d’un besoin de reconnaissance directe de la part des managers qui vont donc avoir tendance à nouer des relations plus intimes avec leurs équipes. Par ailleurs, dans les PME et startups en tout genre, l’échelle induit de fait une promiscuité qui impacte les rapports hiérarchiques. Or, la plupart des blogueurs spécialistes du management vous le diront : il ne faut pas confondre professionnalisme et copinage. Partout, vous lirez que même si des affinités naturelles se créent, la frontière doit être respectée, car elle constitue souvent un point de non-retour. Et les menaces qui pèsent sur l’entreprise sont nombreuses : laisser-aller, frustrations, ambiance délétère, écarts au règlement, fayotage : voilà les quelques réjouissances qu’énumère une consultante en RH sur l’économiste.com. Pour autant, la dérive du copinage doit aussi être envisagée du point de vue du salarié, qui est tout autant dépendant de son entreprise.
Une dépendance acquise est un consentement à conquérir
Il ne faut pas se raconter d’histoire, avant le désir de « s’impliquer dans un projet ambitieux », ce qui fonde le respect de la hiérarchie, c’est en grande partie l’obligation de gagner sa vie. Comme l’explique l’économiste Frédéric Lordon, nous sommes sous le coup d’une « nécessité impérieuse de se reproduire dans l’existence matérielle et biologique ». Or, l’évolution historique de nos sociétés a organisé, par la mise en place de l’économie de marché, la division du travail, et sa spécialisation, une absence d’autonomie des individus qui ne peuvent pourvoir seuls à leur besoin. D’où la nécessité impérieuse de passer par l’échange marchand et son médium : l’argent. Les membres de Stupeflip, plein de bon sens, en font d’ailleurs le constat dans leur morceau : « Y’a le boss qu’est vénère comme un boche. Il te crache dessus, tu stress c’est l’angoisse. Mais tu continues, parce qu’il t’faut d’la caillasse. ». Dans un contexte de chômage de masse qui produit un marché du travail hyper-concurrentiel, difficile de choisir ses supérieurs ou d’en changer. L’amicalité du manager, perçue comme une chance par le salarié, risque alors de devenir un instrument de pression dans un modèle où la dépendance est déjà acquise, et où seuls le consentement et la volonté font encore défaut. Il ne faut cependant pas tomber dans la caricature car les situations varient et il existe aussi des salariés aussi épanouis qu’impliqués, qui s’accomplissent dans leur travail. Il est aussi possible de trouver un sens à sa vie professionnelle dans la richesse des rapports humains qu’on y entretient.
Arrondir les angles alpha
L’angle alpha, est un concept développé par Frédéric Lordon qui désigne l’écart entre le désir du patron et le désir personnel. Il confronte ainsi l’autorité hiérarchique qui enrôle des puissances d’agir et les subalternes qui doivent travailler dans le sens du désir maître. Ouvrir son angle serait ainsi une forme de dissidence, un devenir orthogonal qui correspond à un désalignement avec le désir du chef. À travers son concept, l’économiste revisite donc les notions d’aliénation, d’exploitation et de domination à l’aune d’un capitalisme qui tendrait à les dissoudre dans « les consentements du salariat joyeux ».
Dès lors, si beaucoup pointent du doigt l’incapacité des « managers-copains » à assumer la gestion des conflits et à prendre des décisions autoritaires, c’est peut-être simplement parce qu’ils n’en ont même plus la nécessité. Si l’autorité est bien souvent vécue comme arbitraire ; l’amitié, la proximité, est l’estime qui en découle viennent la légitimer en lui offrant un droit naturel. Une amitié est un rapport exigeant, et bien plus culpabilisant en cas de manquement que le rapport professionnel. À l’arbitraire de l’index agité par un supérieur, se superpose alors la redevabilité que suscite la main tendue par un ami.
Quand le pro devient perso, le perso devient pro
La familiarité comme mode de communication et de management a donc un impact colossal. Elle trouble la distinction entre sphère personnelle et sphère professionnelle : « Qui suis-je et à quel moment ? » Voilà la question qui pourrait résumer la complexité de cette nouvelle situation que de nombreux salariés vivent, ou endurent, au quotidien. Et pour cause, on peut demander beaucoup plus à un ami qu’à un salarié. Le désir de reconnaissance en est décuplé : le piège est parfait. Pour certains il suffit d’être « charrette », pour ne pas dire en retard, afin de se voir proposer une soirée arrosée qui devra permettre à l’équipe de boucler le projet. Des heures supplémentaires dont la convivialité repose en partie sur les pizza livrées 24h/24, et les packs de blondes à 4°C, du reste il est communément admis que les pauses FIFA apportent un recul certain sur l’appel d’offre en cours. Résultat, il n’aura pas fallu une heure supplémentaire de travail intense, mais cinq heures, improductives et non-rémunérées, de soirée boulot. Autant de raison pour lesquelles, l’une des valeurs cardinales du manager doit demeurer la clarté, y compris en matière relationnelle.
Confiance et convivialité : un juste milieu
Entre amitié réelle et réalité du monde du travail, il est difficile de s’y retrouver, mais le manager ne doit pas pour autant fuir ses équipes et s’enfermer dans une tour d’ivoire, pas plus que les salariés ne devraient céder à une méfiance de tous les instants qui rendrait toute relation caduque. On ne peut rien bâtir sans confiance et ce besoin traverse depuis toujours l’ensemble des secteurs professionnels comme en témoigne les regrets émis par des ouvriers de la filière automobile interrogés en 2006. Ces derniers expliquaient souffrir d’une perte conjointe de convivialité, de solidarité et d’autonomie qui prévalait à leurs débuts dans le monde industriel et qui ferait aujourd’hui défaut. C’est cette ambiance propice que le manageur doit s’employer à rétablir et à cultiver. Un travail d’équilibriste pour les n+1 qui doivent conserver en toute situation le statut dont dépend leur autorité. Alors comment articuler camaraderie et professionnalisme ? En misant sur la convivialité et la confiance.
Il est important de partager des moments entre collègues aussi bien au travail (pots de départ, séminaires ou diners d’entreprise) qu’en dehors (parties de foot et afterwork en tout genre). Tout simplement car cela est essentiel à l’animal social que nous sommes. Pour autant, attention à ne pas forcer explicitement ou implicitement les uns et les autres à participer. Il n’y a pas de détente sous contrainte, le risque étant que les collaborateurs se sentent obligés de participer afin de rester proche de leur chef et de se faire bien voir. De la même manière, il ne faut pas succomber aux rituels d’une convivialité feinte et conserver une certaine forme de spontanéité pour ne pas rendre les rapports factices. Partager des moments en dehors du boulot peut permettre d’établir une séparation claire entre les rapports professionnels et les rapports personnels, à condition d’en marquer les différences. Un moyen simple et concret de renforcer le caractère formel de ces rapports professionnels consiste ainsi à les inscrire dans des procédures, en appuyant par exemple ces demandes avec des invitations électroniques qui formalisent la nature professionnelle du rapport. Dans un autre registre il faut offrir de l’autonomie aux salariés, les outils de suivi de projet permettent par exemple de laisser une marge de manoeuvre aux salariés avant toute intervention hiérarchique et les plannings partagés offrent une visibilité conjointe sur les activités de chacun. Tous ces usages contribuent ainsi au développement de la confiance qui augmente avec le niveau d’information dont on dispose. Plus que d’être craint ou adulé, le mieux reste d’être respecté.