Comment retrouver du sens dans un travail hyperconnecté?
Considérations sur la multiplication des outils numériques
C’est peut-être la troisième fois que vous recommencez la lecture de cet article que vous aviez pourtant entamée il y a un quart d’heure. Entre temps ? Un mail, une notification, une invitation à un rendez-vous, un commentaire ou une annotation d’un de vos collègues sur un document numérique… Peu importe. Nos outils de travail se succèdent et se ressemblent, à mesure que leurs usages se démocratisent, et transforment nos façons de faire. Mais avec eux, de nouvelles problématiques voient le jour et s’installent désormais dans la durée : perte d’attention, accroissement du stress, incapacité à déconnecter, autant de maux qui nécessite remède. Et pourtant, les réponses se succèdent et se ressemblent : « numérique par ci », « digital par là », après les courriers, c’est au tour de la gestion de projets d’être digitalisée, avec en fond l’essor des réseaux sociaux d’entreprise. On voit ainsi se multiplier et se superposer toujours plus de « solutions numériques » visant à fluidifier nos échanges, à regagner notre concentration et notre précieuse productivité. Mais cette dynamique, qui a certes engendré des mutations de grande ampleur dans le monde de l’entreprise, pourrait bien s’essouffler et nous laisser seuls avec nos problèmes numériques et nos solutions, elles aussi numériques… Le moment ne serait-il pas venu d’opérer une prise de recul sur nos pratiques pour changer de perspective ? Une chose est sûre, c’est seulement lorsque l’on entrevoit la véritable cause d’un problème, que l’on entrevoit sa solution.
Au commencement, il y avait le mail
En 2015, chaque salarié recevait 88 mails par jour en moyenne et plus de 1 600 cadres interrogés alors estimaient passer plus de 5,6 heures par jour en moyenne sur leur boîte mail. Plus proche d’une lettre postale à l’origine, l’hyperconnexion a contribué à rendre le mail de plus en plus synchrone. Ils supposent ainsi toujours plus souvent une réponse dite « dans la foulée ». À force, chaque mail fini par constituer une petite dose de cortisol qui viendra alimenter le stress de son destinataire. C’est en tout cas ce qu’avait permis de démontrer une étude américaine dès 2012. Les fréquences cardiaques d’un panel d’utilisateurs disposant d’une boite mail professionnelle avait alors été monitorée, alors qu’en parallèle le nombre de changement de fenêtre que ces personnes effectuaient sur leur ordinateur était décompté. Résultat, cette étude a permis d’établir que les utilisateurs qui consultent leurs boîtes mail sont en permanence en état d’alerte et changent deux fois plus souvent de fenêtre que ceux qui ne sont pas drogués au courriel. Ils changeraient ainsi 37 fois de fenêtre par heure, soit plus d’une fois toutes les deux minutes. Et pourtant, santé et productivité ne s’opposent pas, bien au contraire. Gloria Mark qui a co-signé cette étude constate que « lorsque vous retirez les emails de la vie des salariés, ils se montrent plus multitâches et éprouvent moins de stress ».
En termes d’usage, la prolifération des mails est petit à petit devenu symptomatique d’un déficit de confiance entre collaborateurs. Aujourd’hui une part non négligeable des mails qui sont envoyés ont vocation à « laisser une trace » en cas de litige, à se protéger, à prouver son investissement. Une problématique managériale de premier plan qui questionne notre rapport à l’information et à la collaboration au travail. Le recours systématique aux mails, loin de fluidifier les processus a fini par miner la proactivité et l’autonomie des salariés ainsi que leur capacité à prendre des responsabilités. Un an avant la parution de l’étude, le PDG d’Atos engageait déjà une lutte contre le fléau des mails en prônant l’avènement d’une entreprise « zéro-mail ». Pour être plus productive, certaines entreprises ont ainsi choisi d’interdire l’e-mail ou de le réguler. Et pourtant, en parallèle, la circulation de l’information s’est organisée autour de nouveaux outils de suivi, d’attribution de tâches, et de gestion de projet, quasi-exclusivement numériques. N’aurait-on pas décider alors de déplacer le problème ?
L’enfer des notifications
La prolifération des notifications ne provient désormais plus uniquement des mails. Pour beaucoup, l’introduction de logiciels tiers dans le quotidien de leurs organisations a été synonyme de sur-stimulations. Trello, Slack et compagnie ont installé une lutte permanente entre les systèmes de neurones impliqués pour maintenir notre attention. C’est le constat que fait le Pr Lachaux, en mettant le doigt sur les antagonisme qui interviennent entre notre lobe préfrontal, qui arbitre constamment ce qu’il convient de faire dans l’instant qui suit, notre cortex pariétal qui répond à nos sens, et notre système de récompense qui a la fâcheuse tendance à nous détourner de notre devoir…
Pour exemple, les messageries d’entreprises peuvent devenir des obstacles à la productivité. Véritable machine à café 2.0, ces espaces de discussion virtuel représente une charge mentale conséquente en interrompant le travail des uns et des autres à coup de notifications. Les discussions qui n’ont rien à voir avec le travail y fleurissent, les channels dédiés aux photos de chat mignons sont là pour en témoigner. Pire, ces discussions privés, mis en place à l’initiative des salariés favorisent souvent l’apparition d’entre-soi qui divisent les salariés. L’actualité des BoysClubs l’a dernièrement rappelée.
Une surenchère perpétuelle
Bien que la technologie soit sensée améliorer nos vies, le théoricien des média, Douglas Rushoff, estime pour sa part que les leaders de la tech ont perdu de vu notre bien-être. Il nous exhorte ainsi à reprendre en main notre avenir en façonnant les technologies à des fins plus humaines. Car chacun de nos outils est à la fois emprunt d’un potentiel utopique et dystopique. L’idéal de transparence, peut ainsi devenir un enfer de la surveillance généralisée. Autre exemple, le réseau d’entreprise peut entrainer une difficulté à la déconnexion qui provient notamment de la peur de manquer quelque chose. C’est pourquoi on entend littéralement parler d’intoxication et de pollution de l’esprit, comme l’illustre le développement des digital détox qui ont vocation à nous sevrer de ces technologies. À l’heure où 74% des cadres français déclarent regarder leurs emails en dehors des horaires de travail, s’éloigner de son smartphone relève effectivement de la thérapie. Et pour cause, il existe une réelle dépendance au smartphone qui est assise sur un troublant mélange d’habitude et de plaisir.
Nous le vérifions sans cesse : au réveil, à table, pendant le travail, dès que l’occasion se présente. Plus qu’une habitude, c’est devenu un véritable plaisir : la quasi-totalité des applications sont construites pour nous en procurer. Notre curiosité est sans cesse sollicitée par cette multitude d’applications qui agrègent des contenus si hétérogènes, qu’immanquablement nous finissions par nous perdre dans leur méandre. Et le problème ne s’arrête pas là. La concurrence que ce livre l’ensemble de ces outils pour capter notre attention provoque une véritable surenchère. Nos comportements sont épiés et décortiqués, afin de toujours plus exploiter le moindre de nos biais cognitifs. Chaque nouveau venu devant éclipser les autres pour survivre.
Entre hyperconnexion et technophobie, un usage raisonné des technologies est possible
Tout n’est pas qu’une question d’outil car quel que soit celui que l’on utilise, c’est avant tout un changement de paradigme qui doit être opéré. D’où la nécessité d’un accompagnement pour faire évoluer les comportements et la culture d’entreprise. On entend beaucoup parler d’éthique « by design » concernant la conception des interfaces, mais peut-on vraiment résoudre les problèmes que pose les outils, uniquement par leur design ? Un usage raisonné de la technologie, ne peut découler que de sa pleine maitrise par l’utilisateur. C’est pourquoi il faut s’approprier les outils pour véritablement s’en émanciper et inversement. Tenter de développer des produits qui protégeraient leurs utilisateurs « by design » n’est pas une solution, c’est un évitement. Les utilisateurs doivent être amenés à prendre le pas de manière consciente sur les outils qu’ils utilisent. En limitant le temps d’utilisation, on n’empêchera pas réellement l’utilisateurs dans souffrir : au mieux il ressentira une frustration, au pire il trouvera lui-même une parade, en créant un second compte, par exemple. Maintenant que ces usages se sont imposés, les brider ne mènera à rien, il faut les éclairer.